Les enjeux environnementaux actuels rendent un nombre important de personnes éco-anxieuses. Cet état est-il un trouble psychologique, ou au contraire une réponse rationnelle face à une situation extrême ? Comment utiliser ces émotions comme tremplin pour agir face à l’effondrement ?
Le 28 février dernier est sorti le deuxième volet du sixième rapport du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), et sans surprise, les résultats sont alarmants : le réchauffement de 1,09°C atteint en 2021 a déjà des effets désastreux. 3,3 milliards de personnes seraient déjà « très vulnérables » au changement climatique, et des effets irréversibles sont déjà observés partout dans le monde. Aucune région n’est épargnée.
Pourtant, la première sonnette d’alarme a été tirée il y a déjà 50 ans, avec le rapport Meadows intitulé The limits to growth et mené par l’équipe du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui annonçait officiellement et scientifiquement les limites physiques de la croissance économique. Ce rapport, qui a fait l’effet d’une bombe en pleine période des Trente Glorieuses, est considéré comme le début de l’éveil d’une conscience environnementale. L’un de ses co-auteurs, Dennis Meadows, rappelle à l’occasion d’une interview au journal Reporterre : « Le vrai problème c’est l’excès de croissance physique dans un monde fini ». Et la troisième édition du rapport Meadows, publiée le 3 mars 2022, confirme que nous sommes déjà bien au-dessus des limites planétaires.
Dans ce rapport, les références aux pertes et dommages sont nombreuses, et les nouvelles générations en ont largement conscience. Selon une étude publiée en 2021 dans The Lancet Planetary Health, 75% des jeunes de 16 à 25 ans jugent l’avenir « effrayant ». 52% supposent que la sécurité de leur famille « sera menacée » et 39% hésitent même à faire des enfants.
Le deuil d’une Terre qui dépérit
Cette anxiété liée à la crise écologique est appelée éco-anxiété. Employé pour la première fois dans la presse par Lisa Leff en 1990 dans un article du Washington Post, il a fallu attendre 2019 pour que le terme soit communément repris dans la presse écrite francophone. Il est souvent associé à des sentiments d’impuissance, de colère, voire même de tristesse endeuillée. Les psychologues s’accordent pour ne pas pathologiser ce phénomène, car il est une réaction rationnelle face à une situation extrême. Certains parlent de « stress pré-traumatique », et appellent « éco-déni » l’état d’esprit des personnes n’étant pas éco-anxieuses.
Il peut sembler difficile de faire disparaître son éco-anxiété, car une fois que l’on a pris conscience du problème global, on ne peut plus l’ignorer. En revanche, on peut apprendre à vivre avec. L’essayiste et militant Pablo Servigne conseille d’en parler à des proches qui sont capables de comprendre ou à des professionnels spécialisés, de la même manière que l’on vivrait un deuil. Il rappelle que cette tristesse écologique est tout à fait naturelle : la Terre, comme un être cher, dépérit sous nos yeux, et ceux qui l’observent sont justement endeuillés. Le fait d’extérioriser ces sentiments permet de s’approprier cette histoire et de la transformer. La tristesse laisse place à l’espoir.
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L’ultime conseil de Pablo Servigne est de passer à l’action. Selon lui, la motivation ne vient pas avant l’action, elle vient avec elle. Il rappelle d’ailleurs que le terme émotion vient du latin motio, qui signifie « mouvement ». C’est la mise en mouvement, déclenchée par l’émotion, qui génère la motivation. Dans son essai co-écrit avec Raphaël Stevens en 2015, Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, il décortique les phénomènes de crises que nous vivons et tente d’apporter du sens à notre époque, en mettant des mots sur ces problèmes. Les auteurs y expliquent que l’altération durable de l’environnement par les humains a atteint un point critique et nous fait entrer dans une phase « d’urgence écologique ». La collapsologie est donc le courant de pensée qui envisage l’effondrement de la civilisation industrielle face aux limites du modèle actuel. Attention toutefois au sens pré-conçu des mots : l’effondrement de la civilisation ne signifie pas destruction ou démobilisation. Il serait en réalité une bascule, un déclin du modèle économique que l’on connaît pour laisser place à un modèle plus cohérent et plus respectueux des éléments qui le composent.
En référence aux Trente Glorieuses, appellation qui encensait la période de croissance extractiviste et compétitive du siècle passé, le militant et auteur Julien Vidal sort cette année un livre intitulé Les 2030 Glorieuses. Il y propose un modèle de société durable et solidaire, où le terme croissance aurait bien d’autres sémantiques : croissance du lien, du partage, de la régénération des écosystèmes. Cet utopiste rappelle que les bourgeons de ce nouveau monde sont déjà tout autour de nous, il suffira de savoir les arroser !
Témoignage de Paul, 25 ans : « C’est quelque chose qui te poursuit un peu tous les jours. À chaque fois que tu sors tu vois les voitures, tu sens l’odeur d’essence brûlée des motos… Tu te dis “y a rien qui va, c’est pas normal”, mais tu sais rien faire. Et c’est ça qui est angoissant finalement, c’est de voir qu’il y a une catastrophe qui s’annonce, qu’on le sait depuis les années 50, et qu’on n’a encore rien fait ou très peu. Après tu regardes des documentaires d’investigation sur des grosses entreprises pétrolières ou agroalimentaires, et tu te rends compte qu’ils abusent complètement du système et que nous on se fait juste baiser. Du coup, on essaye de s’engager dans des mouvements écologistes, de faire un peu de désobéissance civile, d’aller aux manifestations. Moi je fais partie d’Extinction Rebellion, mais il y en a d’autres : Youth for Climate, Alternatiba, Greenpeace… C’est pas grand chose mais ça permet au moins de montrer qu’on n’est pas d’accord. Et un jour on pourra dire qu’au moins nous on a essayé. » |
Mahaut de Lataillade et Jeanne Buffet
Sources :
Chauvin, H. (2022, 9 mars). Dennis Meadows : « Le déclin de notre civilisation est inévitable ». Reporterre, le quotidien de l’écologie. https://reporterre.net/Dennis-Meadows-Il-y-a-deux-manieres-d-etre-heureux-avoir-plus-ou-vouloir-moins
Éco-anxiété, pathologie ou bon sens ? – 36.9°. (2021, 24 novembre). [Vidéo]. YouTube.https://www.youtube.com/watch?v=LifBw354-as
Pablo Servigne : Effondrement vs Éco-anxiété. (2020, 8 novembre). [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=NeFwcO4XNrs
Panu, P. (2020). Anxiety and the Ecological Crisis : An Analysis of Eco-Anxiety and Climate Anxiety. Sustainability, 12(19), 7836. https://doi.org/10.3390/su12197836
Quand la collapsologie et l’éco-anxiété font naître une positive attitude. (2020, 1 décembre). France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/de-cause-a-effets-le-magazine-de-lenvironnement/de-cause-a-effets-du-mardi-01-decembre-2020
Vie publique.fr. (2022, 1 mars). Rapport 2022 du Giec : une nouvelle alerte face au réchauffement climatique. https://www.vie-publique.fr/en-bref/284117-rapport-2022-du-giec-nouvelle-alerte-face-au-rechauffement-du-climat