Quand l’industrie agroalimentaire envahit les réseaux sociaux

Vous aimez scruter votre fil d’actualité ? L’industrie agroalimentaire aussi. Alexandre Coutant est enseignant-chercheur en communication publicitaire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Également directeur du centre de recherche ComSanté, il nous explique comment les marques façonnent notre manière de consommer.

Pourquoi la nourriture est-elle autant présente sur les réseaux sociaux ?

L’alimentation est particulièrement centrale dans la culture française, même si c’est un phénomène anthropologique présent dans toutes les cultures. On passe notre temps à manger et à parler de nourriture. Partager sur les réseaux sociaux, c’est de la mise en scène de soi : ce que l’on ingère détermine ce que l’on devient. Il se crée aussi des communautés épistémiques, c’est-à-dire qui partagent de la connaissance autour de la nourriture. Aujourd’hui, tout cela est très encouragé et encadré par les marques.

À quel point sommes-nous influencés par la publicité ?

La pression publicitaire est très forte et encourage certainement à consommer plus. Mais l’efficacité des publicités est difficile à démontrer. La consommation ne peut pas s’expliquer par des facteurs directs. Dire « il y a eu un message publicitaire, puis les gens ont consommé », ce n’est pas possible. La confiance envers les marques est très instable, en France il y a un discours anti-publicitaire très structuré. C’est pour cela que les marques tentent d’être présentes de façon indirecte dans notre quotidien.

Comment les marques contournent-elles la défiance des consommateurs ?

En pratiquant ce que l’on appelle le marketing de contenu. Elles s’associent avec des « influenceurs » qui se chargent de parler d’un produit ou d’un restaurant qui vient d’ouvrir. Dans ce cas, on parle d’achat d’influence. Quand une marque nous dit « venez boire mon café, il est très bon », notre sens critique est activé. Mais quand c’est quelqu’un qu’on pense être un autre consommateur, on lui fait totalement confiance car on s’identifie à lui. En France, une loi condamne désormais la communication d’influence non déclarée. Dans ce domaine, les montants investis avoisineraient les 20 milliards d’euros et l’industrie agroalimentaire arrive dans les cinq plus grands annonceurs mondiaux.

L’usage des réseaux sociaux s’est professionnalisé, quelles en sont les conséquences ?

La professionnalisation a laissé place à des photos de plats très soignées, mises en scène et décontextualisées. Avant la nourriture était toujours socialisée : les gens montraient pourquoi et comment ils préparaient les repas. Ce changement est un risque car on sait que développer des habitudes alimentaires saines passe par la socialisation et non par des connaissances nutritionnelles. Il faut arriver à donner du sens aux plats, « pourquoi, au sein d’un groupe, je cuisine ça plutôt que ça ». La professionnalisation des photos d’alimentation s’est aussi traduite par une augmentation des portions de nourriture représentées. En terme de santé publique on a vu mieux, cela nous incite à manger plus.

Quelles sont les stratégies des « marques identitaires » ?

Elles jouent sur les valeurs des consommateurs, plutôt que sur le produit. Le marché de la nourriture saine et bio porte sur ce discours : « étant donné vos valeurs, consommez nous plutôt que les autres ». Une des tendances dans les jus, c’est d’utiliser des fruits mal calibrés qui ne sont pas mis à la vente. Plutôt que de dire « c’est du bon jus, il y a plein de vitamines C », ces marques vont dire « vous êtes contre le gaspillage alimentaire, vous lutterez pour une meilleure répartition des ressources ». Ce sont des discours que des ONG pourraient tenir.

Quels sont les dangers de la communication d’influence ?

Dès lors qu’il y a financement par une marque, certains sujets vont être abordés plutôt que d’autres. Le problème est que les marques façonnent l’espace médiatique. En ayant plus de moyens que les journalistes et les producteurs de contenu, elles créent un écosystème d’information où elles choisissent ce qui va être traité. Ce n’est pas systématiquement mal, mais il y a un enjeu d’information que les entreprises acceptent rarement d’assumer.

Romain Hecquet