Et si la nature que l’on fantasme aujourd’hui n’était que l’ombre de ce qu’elle était autrefois? C’est qu’avec notre espérance de vie courte au regard des temps planétaires et notre mauvaise mémoire, nous avons l’oubli facile.
L’Histoire environnementale est une discipline qui manque cruellement au programme scolaire… Lorsque l’on réfléchit à l’état dans lequel devrait être la nature sans l’humain, on a tendance à prendre un point de référence initial biaisé car on se base sur ce que l’on connaît, ce que l’on peut visualiser. Souvent, la comparaison se fait avec ce que l’on a connu dans notre enfance. Malheureusement, la diminution de la biodiversité et de la place de la nature sur Terre date de bien avant ces points de référence personnels, et on a souvent tendance à l’oublier…
C’est ça l’amnésie écologique.
C’est oublier que le bassin méditerranéen était autrefois couvert de forêts, oublier que nos plaines et terres cultivées sont le fruit de déforestations dûes à des millénaires d’agriculture et de pâturages, oublier que le lion vivait naturellement en Europe il y a 2000 ans. C’est penser que la surpêche, la disparition des espèces et la surexploitation des ressources n’est critique que depuis que nous savons l’observer.
C’est minimiser dangereusement la gravité des écocides d’aujourd’hui.
Cette amnésie est un ennemi de taille face aux tentatives de préservation de la biodiversité. En redéfinissant en permanence le point de référence, elle accélère le deuil des catastrophes environnementales, ce qui amoindrit la réalisation de l’ampleur des dégâts et donc la volonté d’améliorer la situation. Pour lutter contre cette perte de mémoire généralisée, le principal bouclier est le suivant : il faut documenter, quantifier, raconter, multiplier les récits d’expériences. Il faut entretenir la mémoire environnementale.
Une Île de France oubliée
Si vous ne comprenez toujours pas le concept d’amnésie écologique ou que vous ne vous sentez pas concernés, il vous faut des faits plus concrets.
Prenons comme exemple l’Île de France. Le paysage urbain que l’on peut observer de nos jours est sûrement assez semblable à celui que l’on pouvait voir à votre naissance. Il est donc très difficile d’imaginer que cette région alternait entre des espaces de céréaliculture, des villages, des pépinières et des jardins potagers.
On cultivait des roses à Fontenay-aux-Roses, des pêches à Montreuil et des ananas dans les serres du château de Choisy-le-Roi. Et saviez-vous que le quartier du Marais mérite bien son nom ? Peu de Franciliens se rappellent que l’on pouvait autrefois y chasser la bécassine et entendre des oiseaux chanter dans les champs de blé de la Butte-aux-Cailles. « Ces références font désormais partie du folklore », analyse Philippe J. Dubois, ornithologue et auteur de La grande amnésie écologique (éd. Delachaux et Niestlé, 2015).
Dans le Val-d’Oise, à quelques kilomètres de l’aéroport du Bourget, poussaient des millions de tulipes. Des champs désormais recouverts par des bureaux et des bâtiments de logistique. Située à cheval entre Gonesse et Bonneuil-en-France, la zone d’aménagement concerté (ZAC) des tulipes qui s’est construite sur ces plantations n’en a gardé que le nom. Lorsque les habitants de Gonesse sont interrogés sur le passé agricole de la ZAC, l’amnésie écologique est flagrante. Les adultes ont seulement vaguement entendu parler de cette période et les adolescents, quant à eux, expliquent « ne rien savoir ».
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Lire la suiteL’effet pare-brise : une manière de quantifier l’amnésie environnementale
L’une des problématiques principales dans l’évaluation des implications du phénomène d’amnésie écologique est le manque de preuves empiriques. Oui, on se doute que la crise environnementale impacte négativement nos environnements, mais comment peut-on en être certains?
C’est en 2008 que pour la première fois une équipe anglaise a pu prouver l’existence de ce « déplacement de la ligne de référence » (ou shifting baseline syndrom), autre nom pour l’amnésie environnementale. Cette preuve de principe a été nécessaire pour la mise en place de nombreux autres projets, qui tentent de chiffrer des exemples d’appauvrissements écologiques.
D’ailleurs, connaissez-vous l’effet pare-brise ? Malgré son nom qui pourrait prêter à rire, il cache une réalité tout autre. Ce phénomène qualifie la baisse du nombre d’insectes s’écrasant sur les vitres des véhicules, un événement d’abord relayé par les automobilistes étonnés de moins nettoyer leurs voitures dans les années 2000. Afin d’éclaircir ce mystère, le Danemark a mené l’enquête entre 1997 et 2017, étudiant pendant plus de 20 ans le nombre d’insectes écrasés sur les pare-brise sur deux tronçons de route. Les résultats sont désastreux : la publication montre une diminution de plus de 80% du nombre de bestioles relevées, déclin répercuté dans les régions alentours.
Cette étude de l’effet pare-brise ainsi que ses semblables ne sont guère réjouissantes de par la gravité de la situation qu’elles relatent. Elles restent cependant une étape importante dans notre prise de conscience collective et dans notre devoir de mémoire envers les générations futures. Le moins que l’on puisse faire, c’est encore de compenser nos souvenirs défaillants par une documentation solide.
Edgar Fagot, Mahaut de Lataillade, Clara Müller
Sources :
Donald Hughes, J. (2011). Ancient Deforestation Revisited. , 44(1), 43–57. doi:10.1007/s10739-010-9247-3
Bartosiewicz, L. (2009). A lion’s share of attention: archaeozoology and the historical record.
Møller, A. P. (2019). Parallel declines in abundance of insects and insectivorous birds in Denmark over 22 years. Ecology and Evolution, 9(11), 6581‑6587. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/ece3.5236
Papworth, S., Rist, J., Coad, L., & Milner-Gulland, E. (2009). Evidence for shifting baseline syndrome in conservation. Conservation Letters. Published. https://doi.org/10.1111/j.1755-263x.2009.00049.x
Viet, N. (2018) Comment lutter contre l’amnésie écologique ? Franceinter.fr
Hortense Chauvin. (2020) L’amnésie environnementale, clé ignorée de la destruction du monde. Reporterre. Consulté le 13/10/2021 sur https://reporterre.net/L-amnesie-environnementale-cle-ignoree-de-la-destruction-du-monde