Apocalypse Now

Par DeSa81, Licence Pixabay / https://pixabay.com/fr/photos/apocalypse-catastrophe-heure-de-fin-2273069/ Par DeSa81, licence Pixabay / https://pixabay.com/fr/photos/apocalypse-catastrophe-heure-de-fin-2273069/

Malgré les nombreux rapports et analyses fournies par les scientifiques du monde entier, la crise écologique passe régulièrement au second plan et la réaction des politiques n’est pas conforme au désastre planétaire de plus en plus probable. Une méthode de réflexion philosophique tente donc d’apporter une réponse pratique à ce constat terrible de notre inaction : le catastrophisme.

Le second volet du sixième rapport d’évaluation du GIEC, paru le 28 février dernier, est passé quasiment inaperçu dans le paysage médiatique français. Il faut dire que l’actualité géopolitique était particulièrement chargée à ce moment-là, l’Ukraine étant dans tous les esprits. Pour autant, l’écologie n’était pas plus au cœur des préoccupations les semaines précédentes, alors même que les élections présidentielles et législatives se profilaient déjà. Celui ou celle qui se verra attribuer la fonction présidentielle pour les cinq prochaines années aura pourtant un rôle crucial à jouer en la matière. L’objectif de maintien de l’élévation de la température sous 1,5 degré Celsius fixé par les accords de Paris est presque déjà caduque. Que faut-il donc faire pour que nos dirigeants se montrent enfin à la hauteur de l’urgence climatique ? 

Savoir n’est pas croire 

« Ce rapport lance un avertissement très sérieux sur les conséquences de l’inaction », a déclaré Hoesung Lee, président du GIEC. Aussi alarmant soit-il, il est fort à parier que ce rapport, comme tous les précédents, restera lettre morte. Comme si finalement, nous n’accordions pas le moindre crédit aux scientifiques qui nous alertent pourtant depuis des décennies, en véritables Cassandres des temps modernes. Personne ne souhaite voir se réaliser le futur qu’ils dépeignent, et pourtant nos sociétés continuent de foncer droit dans le mur, le pied sur l’accélérateur. Nous ne réagissons pas de façon rationnelle au désastre écologique qui se profile inéluctablement, comme si nous ne vivions pas dans la crainte de sa réalisation effective. 

Le catastrophisme se constitue comme une méthode de réflexion philosophique qui tente d’apporter une réponse pratique à ce constat terrible de notre inaction. Puisque ni les manifestations de la destruction écologique en cours, ni les mises en garde que la communauté scientifique ne cesse de formuler ne semblent nous faire prendre conscience du danger qui nous menace, alors il faut faire comme si la catastrophe était absolument certaine. Plutôt que d’essayer encore et encore d’alerter en vain sur la nécessité de modifier nos comportements pour éviter le pire, le discours catastrophiste proclame que le pire est certain, adoptant une rhétorique apocalyptique à la mesure du danger qui nous guette.

Günther Anders et les seigneurs de l’apocalypse

C’est au philosophe Günther Anders que l’on doit cette doctrine. De son vrai nom Günther Stern, il a traversé d’un bout à l’autre le XXe siècle et ses deux guerres mondiales. Le largage de deux bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki les 6 et 9 août 1945 constitue à ses yeux une apogée de violence et d’horreur bouleversant pour toujours notre rapport au monde. Désormais, l’humanité est capable de s’anéantir elle-même. Cet événement est le point de départ de la course à l’armement nucléaire entreprise par les États-Unis et l’Union soviétique pendant la guerre froide. Chacun des deux blocs s’assure que si l’un d’entre eux attaque l’autre, la riposte sera tout aussi terrible et surtout inéluctable : c’est « l’équilibre de la terreur » ou la « destruction mutuelle assurée ».


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Cet excès de puissance ne nous rend pas plus sages. Bien au contraire, nos capacités d’agir immodérément décuplées par la technique dépassent de loin nos capacités de représentation. Comment penser la fin de l’humanité ? Comment même l’imaginer ? Comment tout simplement y croire ? Nous ne sommes pas en mesure de nous représenter l’étendue des dégâts que nous pourrions causer. Ce décalage de l’agir et de la pensée constitue pour nous un très grand danger, dans la mesure où nous ne prenons pas au sérieux la catastrophe qui pourtant nous menace. Pour que jamais une telle abomination ne se produise, Günther Anders développe un discours catastrophiste dans lequel il proclame que le pire est certain, adoptant une rhétorique apocalyptique. Il parle ainsi de son époque comme d’un « sursis » , d’un « temps de la fin », d’une « attente d’une apocalypse qui ne pourra pas ne pas avoir lieu ». Dans son discours, l’exagération a un sens heuristique : elle est là pour que le vrai devienne visible, elle permet le dévoilement de la vérité. 

Hans Jonas et la responsabilité à l’égard des générations futures

Contemporain de Günther Anders, Hans Jonas élargit le champ du discours catastrophiste en affirmant que c’est désormais l’agir humain dans son ensemble qui constitue une menace pour la préservation de la nature humaine et la survie de l’humanité. La modernité nous a dotés d’une puissance technique et technologique telle qu’il nous est possible de modifier à loisir le monde qui nous entoure, sans que nous soyons réellement capables d’en connaître les conséquences. La crise écologique en est l’exemple le plus emblématique. 

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités… Au regard des dégâts que nous pourrions causer, nous avons désormais des obligations envers les générations à venir. Il nous faut repenser l’éthique en ayant à l’esprit que notre agir pourrait causer leur perte. Dans la pensée de Hans Jonas, l’heuristique de la peur – attitude philosophique qui consiste à « penser toutes choses sous l’hypothèse de la possibilité permanente de l’apocalypse » – va donc de pair avec une éthique du futur. 

Imaginer le pire pour l’avenir – sachant que nous sommes normalement par rapport à lui dans une position d’incertitude – doit permettre aux hommes du présent de réaliser la valeur de ce qu’ils pourraient perdre et d’agir en conséquence. Ce faisant, Hans Jonas modifie le rapport spontané que nous avons à la catastrophe qui nous menace : nous ne nous situons plus dans l’insouciance du présent, regardant de loin une catastrophe virtuelle qui nous paraît impossible, mais nous regardons notre présent depuis le futur apocalyptique qui nous est dépeint, pris d’une culpabilité qui n’est encore pas d’actualité, d’un remord anticipateur.

Ariane Mureau


Sources :

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. 28 février 2022. Changement climatique : une menace pour le bien-être de l’humanité et la santé de la planète. OMM. Consulté sur https://report.ipcc.ch/ar6wg2/pdf/IPCC_AR6_WGII_PressRelease-French.pdf

Günther Anders, L’obsolescence de L’homme : sur L’âme à l’époque de la Deuxième Révolution (1956), Paris, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2002.

Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Éd. Flammarion, coll. « Champs », 1995.