Le mal du rayonnage

Egor Litvinov

Inspiré de Mélancolie du pot de yaourt, de Philippe Garnier, 2020.

Par un mécanisme inconnu, l’extraterrestre s’était retrouvé enfermé dans un grand supermarché de la région parisienne. Son vaisseau s’était-il crashé quelque part, les siens le cherchaient-ils, était-il investi d’une mission d’exploration de la planète Terre ? Nul ne le savait, et d’ailleurs nul ne s’en préoccupait. Il faut dire que l’espèce humaine avait fini par arriver au bout de ses ressources de charité et d’altruisme.

L’alien avait réussi à se faufiler à travers les portes coulissantes juste avant l’heure de fermeture, et il était maintenant seul, captif de la grande surface. Que se passa-t-il dans ce magasin durant la nuit qui suivit ? Aucune vidéosurveillance ne put en témoigner, les caméras n’ayant été, par négligence, pas allumées cette nuit-là. L’hypothèse la plus probable est que cet alien ait commencé à ressentir les affres de la faim. Loin de sa planète originelle, sans source de nourriture familière à disposition, il a certainement dû se mettre à errer entre les rayonnages. Les étagères débordant de produits tous plus abscons les uns que les autres ont dû le perturber. Qu’a-t-il dû penser devant les alignements de boîtes de conserve parsemées d’images de pois et de maïs luisants ? Devant les rangées d’épices savamment tassées dans leurs petites bouteilles de verre ? Devant ces murs d’eau détenue dans des prisons de plastique ? A-t-il seulement compris l’utilité de tous ces cartons empilés dans des placards réfrigérants ? À quoi a-t-il songé face aux têtes de gondole regorgeant de sachets d’aluminium pleins d’air aromatisé au sel et de quelques pétales de pommes de terre ? Quel était le fil de sa pensée en dépassant les rayons emplis de petits morceaux de viande rose et mouillée, entortillés dans des mètres de film plastique ?



Que s’est-il donc passé cette nuit-là ? Nul ne le sait, et d’ailleurs nul ne s’en préoccupe. Il faut dire que l’espèce humaine était arrivée au bout de ses ressources de curiosité et d’intérêt pour les autres. Les seules personnes un tant soit peu surprises par cette histoire furent les employés présents à l’ouverture du magasin, ainsi que les deux femmes de ménage. Après avoir déverrouillé la porte de service et pénétré dans la grande surface, ils ont bien dû faire preuve d’un soupçon de surprise face au spectacle qui s’étendait soudainement sous leurs yeux. 

Des centaines de produits jonchaient le sol, tous portant des marques ressemblant à celles d’une dentition non-humaine. Des boîtes de conserve gisaient, cabossées, leurs étiquettes mâchonnées. Des paquets de biscuits étaient éventrés, et leurs pâtisseries soigneusement emballées séparément dans des sachets individuels parsemaient le carrelage, aplaties et mordillées, sans que les dents aient réussi à percer le film plastique. Des bouteilles de shampoing couvraient le dallage, pressées de toutes parts par des mains avides, sans qu’une goutte n’en soit sortie à cause de l’opercule protecteur toujours présent sur les goulots.

Mais c’est en s’approchant du rayon fruits et légumes frais que les employés finirent par lâcher un petit « ah », seul vestige de leur humanité si longtemps mise sous vide. C’est là, entre les tomates venues d’Espagne, les avocats du Brésil et les citrons d’Afrique du Sud que gisait l’extraterrestre, immobile. Le pauvre hère, épuisé d’avoir tenté en vain de trouver quelque subsistance, s’était laissé agoniser près du seul rayon qui aurait pu lui fournir de quoi se repaître. Angoissé par ses multiples tentatives, jusque-là sans exception soldées par des échecs, sans doute n’avait il pas osé planter ses crocs dans ces étalages de melons, patates et autres poireaux, effrayé rien qu’à la vue de ces peaux colorées aux formes si diverses.

Clara Müller