Christian Grataloup est géographe. Il publie aux éditions Armand Collin, « Le monde dans nos tasses » où il replace le café dans le contexte du rituel quotidien qu’est le petit-déjeuner.
L’Octopus : Quel est l’intérêt pour un géographe de s’intéresser au café et au petit-déjeuner ?
C.Grataloup : Pour des gens très riches au XVIIIe siècle, pour l’ensemble de la population au XIXe siècle, boire du café, du thé ou du chocolat, c’est exotique. Littéralement, puisque ça vient des tropiques. Pour avoir ces produits lointains, il fallait maîtriser les routes et découvrir le monde. Un acte aussi banal que le petit-déjeuner met en jeu le monde entier, ce qui évidemment intéresse le géographe.
Comment le café s’est-il diffusé ?
Au début du XVIIIe siècle, comme on se rend compte que c’est un produit excitant, il devient la boisson idéale du petit-déjeuner. Cette consommation des riches se diffuse, et si la consommation augmente, la production également. Donc au XVIIIe siècle il y a une explosion du nombre de plantations. Dès le XVIe siècle des esclaves noirs sont acheminés pour la culture. S’amorce alors la traite négrière transatlantique. Ce sont des produits qui poussent au sud et qui sont consommés encore massivement aujourd’hui au nord. 7 millions de tonnes de café sont vendues chaque année et 2 milliards de tasses sont bues par jour.
En quoi ces échanges sont ils les prémisses de la mondialisation ?
La conquête de l’Amérique a permis de s’emparer de l’empire aztèque et de découvrir le cacao. La Compagnie des Indes hollandaise est allée en Chine en 1706 et a ramené pour la première fois du thé. Les relations avec la méditerranée orientale et les ottomans ont permis de diffuser le café. Le monde arabe a eu l’idée d’y mettre du sucre, qui était d’origine indienne. Tout ça c’est l’amorce de la mondialisation, qui n’a pas cessée depuis.
Comment la révolution industrielle est-elle entrée en jeu ?
Au XIXe siècle, les firmes qui ramènent le café, le thé ou le chocolat sont très puissantes. Ces produits nécessitent une transformation et des conservations complexes, en particulier le café et le cacao. Dès le XVIIIe siècle se mettent en place les bases de l’agroalimentaire, qui va ensuite s’emparer du reste de l’alimentation. Ce sont typiquement des produits qui ne sont pas protégés, qui sont livrés à la concurrence et à la spéculation. Encore aujourd’hui quand nous consommons du café, du thé, du chocolat, nous sommes dans un monde qui est celui du capitalisme le plus sauvage.
« Nous sommes dans un monde qui est celui du capitalisme le plus sauvage »
Le café est-il un synonyme de normalisation ?
Le matin, dans tous les hôtels du monde, nous savons ce que nous allons manger. Nous allons pouvoir prendre comme d’habitude : du thé, du café, des tartines, des céréales… C’est quelque chose qui est mondial par sa production, mais aussi par sa consommation. Il y a une diffusion des pratiques européennes qui aujourd’hui se métissent. L’alimentation étant une pratique souvent privée, c’est quelque chose où la résistance à l’occidentalisation est plus forte. Par exemple en Polynésie, le café a été adopté, mais on y trempe du poisson froid, généralement cuit la veille. Ce qui pour nous est plutôt curieux.
Pourrait-on avoir un petit-déjeuner post-colonial sans café, thé ou chocolat ?
Le chocolat c’est bon, ne vous privez pas ! Après la Seconde Guerre mondiale s’est développé le commerce équitable, avec des labels comme Max Havelaar. Il garantit la juste rémunération des producteurs, les droits des enfants et le souci de l’environnement. Mais les militants de ce commerce équitable se heurtent aux locavores. Ils ne consomment que des produits qui n’ont pas voyagé sur de très longues distances et qui ont donc une empreinte carbone faible. Un petit déjeuner démondialisé ou qui accepte une mondialisation équitable : c’est un choix de société. Mais comme j’aime bien le chocolat je suis peut être, pour le petit-déjeuner, moins locavore que pour d’autres repas (rires).
Va-t-on vers un désoccidentalisation des pratiques alimentaires ?
Vous en avez, partielles ou totales, en occident même ! Avec l’arrivée de produits comme le lait de soja qui ne sont pas d’origine occidentale. Ce qui est encore de la mondialisation, mais une mondialisation polycentrique, non centrée sur l’Europe. Pourquoi certains produits existants ne se sont pas eux-mêmes diffusés ? Par exemple, une plante qui contient beaucoup de caféine : le maté. Sa consommation reste très locale, en Argentine, au Paraguay et en Uruguay. Depuis 1866, Nestlé a inventé énormément de produits mondialisés, “What else ?”. Elle pourrait un jour s’emparer du maté et en faire boire aux japonais ou aux russes. Ce qui serait quand même un exploit, mais pourquoi pas !
Romain Hecquet