Jour 10 : Tu es quand même allé regarder comment on faisait du pain, il doit y avoir quelque chose que tu ne comprends pas encore dans cette histoire. Il faudrait que la pénurie de farine cesse pour que tu t’y mettes. Après tout, on ne peut pas rater du pain, non ?
Jour 42 : Tes recettes de pain se noient dans tes rêves de contact, de proximité. À force de pétrir la farine à l’infini, tu divagues et rêves d’une foule qui se presse autour de toi. Tu fantasmes ton corps compressé par le bloc des peaux, l’humidité et la chaleur de la masse qui s’infiltre sous ton épiderme. Depuis une semaine, tu n’arrives à penser qu’à ça, à n’espérer que ça : tu veux danser. Tu veux sentir la musique si forte que tu la croirais branchée à toi en intraveineuse. Plus qu’une envie, cela devient un besoin viscéral, qui braille dans tes entrailles, juste là au fond de ton ventre, qui ne te laisse aucun répit. Les yeux fermés tu appelles à toi les basses qui te secouent les os. La multitude de danseurs qui oscille avec toi. Le rythme, les cris, les remous, les décibels, ta mémoire t’en rend tous les détails. Fermant les yeux, tu te laisses porter par l’ivresse de ton rassemblement clandestine. Paupières closes pour replonger dans ta fête secrète. Pour retourner à cet endroit où les peaux se frôlent, se collent, se touchent, où les gens s’enlacent et s’embrassent. Certains jours, tu jurerais entendre du coin de l’oreille le murmure d’une foule qui gronde de fêtes trop longtemps contenues.
Jour 77 : Tu en es à ta troisième tresse russe aux noix. Tu ne sais plus quoi faire.
Jour 100 : Dire que tu avais cru qu’à cette date-là tu serais dehors. Tu avais sous-estimé tous les sous-entendus qui soutenaient ton « dehors ». Tu es bien sorti, c’est vrai, tu as fait le tour de ton quartier, mais quelle désillusion.
Cet extérieur n’a rien à voir avec la liberté que tu recherches, qui te manque au point de te pousser à l’effondrement, au retour, quand tu te rends compte que tu es aussi seul au-dehors qu’au-dedans. Entre toi et les autres, il y a trop d’espace. Et le vide te dévore.
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À lire aussiJour 296 : Oh, la solitude de l’après-apéro-zoom. Se retrouver à zoner, seul, vaguement ivre, dans les 20 m2 qui résument maintenant ton existence. Pendant une heure, faire semblant de croire que la vie continue, que les amis s’aiment, qu’on se reverra très vite pour partir en Sardaigne, à New York, en Bretagne, à cinq, douze ou trente, mais tous ensemble.
Mais toi tes amis tu les aimes de peau, tu les aimes de toucher, de douceur, de tendresse, tu n’en peux plus de les voir à travers cet écran qui te coupe d’eux. Tu veux leur tenir la main et passer ton bras sur leurs épaules, embrasser leurs joues et les enlacer, les presser contre toi pour fêter leur diplôme et leur survie, pour apaiser les peines et les chagrins, tu veux poser tes jambes sur les leurs devant cette série que vous relancez pour la énième fois, tu veux te pencher au-dessus de leurs épaules pour savoir ce qu’ils lisent et appuyer ta tête sur leurs genoux, tu veux sentir leur parfum quand ils entrent dans la pièce, t’asseoir épaule contre épaule, partager le même plat et passer ta main dans leurs cheveux. Tu veux continuer à vivre et tu réalises que ta vie passe par eux. Quand tu t’endors, tu sens ton ventre qui gronde et ton corps qui tremble de n’être plus touché.
Jour 327 : Tu as passé la moitié de la journée assis devant ta porte-fenêtre. La joue collée sur la vitre, les jambes repliées sur le carrelage froid. À observer les promeneurs de chiens en bas de la rue, et les pigeons de l’arbre d’en face. La femme de ménage de la maison mitoyenne qui a fait les carreaux tout à l’heure. Le métronome régulier de la voisine fumeuse, qui se serre sur son balcon toutes les heures et quart. La joue pressée contre le verre, à te rappeler la vie d’avant. Les heures n’ont plus de sens. Tu as oublié comment habiter ton propre corps. Tu ne sais plus s’il faut bouger, ou rester éternellement en suspens, immobile, ton corps oublié entre la vitre et le monde.
Clara Müller