Pas de murs entre collage et mémoire

Peut-être les avez-vous aperçus, ces petits groupes de personnes agrippant seaux, brosses et feuilles volantes, collant sur les murs slogans, noms et dates. À L’Octopus nous avons été intrigués par ces grandes lettres capitales sur fond blanc, parfois tellement déchirées que seuls des petits bouts de papier et de colle séchée restent témoins de leur existence. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec deux « colleuses », deux « Ivryennes pures souches » telles qu’elles se définissent elles-mêmes : Zélie, 21 ans, est étudiante en Master de théâtre, et Lina, 23 ans, qui après un Master en affaires internationales est maintenant assistante d’éducation dans un collège. Toutes deux ont commencé le collage il y a peu de temps, poussées par « l’affaire Polanski » pour la première, et pour la seconde par l’envie de participer aux femmages de Fadela, 113e féminicide de 2019.

Le Femmage : Un hommage aux femmes

« Les collages sont une manière de rendre hommage, notamment avec les femmages », nous explique Lina. La pratique du femmage (terme construit à partir des mots femme et hommage) est intimement liée aux collages dénonçant les féminicides. 

Crédit: Collages Féminicides Ivry

Ainsi l’action de coller est née des féminicides. Néanmoins, derrière ce terme de féminicide ne se cache pas que les crimes conjugaux, mais diverses catégories de crimes à l’égard des femmes. Le réduire aux féminicides conjugaux revient à oublier le message plus global qui est renvoyé avec ce mot. Il s’agit d’un problème de société structurel qui résulte, entre autres, de la place accordée aux femmes dans nos sociétés. 

Ces femmages peuvent prendre plusieurs formes, regroupant les noms de plusieurs victimes ou se focalisant sur un cas particulier. En remontant en 2018, aux prémices du mouvement des colleurs et colleuses (ou colleureuses en terme inclusif), nous nous sommes rendus compte que les collages étaient à l’origine utilisés pour dénoncer les féminicides « afin qu’ils ne soient plus pensés comme des faits divers, mais comme des affaires criminelles », nous explique Zélie avant d’ajouter « je pense que ça a déclenché une volonté de parole et de mettre en avant ce qu’on taisait, ce qui a amené à d’autres questions. »

Crédit: Joachim Taïeb

Ainsi, quelle que soit sa forme, le femmage permet de laisser une trace, de rendre hommage à travers un acte militant, et de laisser un souvenir pour que ces noms et ces femmes ne soient plus de simples faits divers.

Une mémoire éphémère qui laisse apparaître un renouvellement

S’il y a une chose qui nous a interpellée dans la pratique du collage, c’est l’aspect éphémère qu’il revêt. Il est certes témoin d’une mémoire, d’un souvenir qui ne serait pas transmis sans sa présence, mais il reste limité dans le temps, souvent arraché, tagué ou tout simplement soumis aux dommages du temps. Cette forme de mémoire est donc loin d’être immuable et éternelle. Cependant, pour Zélie cette idée fait complètement partie du principe même de l’acte militant : « Je trouve que le papier qui part est très beau, ça veut dire qu’il y aura un renouvellement. Quand tu vois un collage arraché, tu sais que bientôt il y en aura un autre, parce que c’est une parole qui de toute façon continue de jaillir ». Ainsi, notre erreur a peut-être été d’interpréter le collage en lui-même, et non l’acte dans sa globalité. Cet acte est le produit d’une parole en constante construction imbriquée dans une dynamique indélébile. Pour Lina, « tant que le combat continue, les collages se renouvellent, et des femmes seront là pour coller sur les murs, la nuit dans l’espace public, c’est ça qui est puissant ».

Crédit: Ewen Jaffre

Le collage : une forme de protestation historique

« Pour moi, il est très important de se souvenir de toutes les femmes qui meurent quotidiennement, mais il faut aussi étendre l’action du collage de manière rétrospective et mettre en avant une mémoire historique ».

Zélie
Crédit: Collages Féminicides Ivry

Zélie nous présente le cas de Fatima Bedar, une jeune fille d’Aubervilliers âgée de 15 ans, tuée le 17 octobre 1961 lors d’une manifestation pacifiste organisée par la fédération de France du FLN (Front de Libération Nationale). Un femmage lui a été rendu en octobre 2018, rappelant la répression policière ayant causé la mort de nombreux et nombreuses Algérien.ne.s. 

Crédit: Jean Texier

Cette photo prise par le journaliste Jean Texier quelques semaines après le massacre est une belle illustration de la citation de l’écrivain Milan Kundera : « La mémoire ne filme pas, elle photographie ». Cette photo, ce graffiti, est un pan de mémoire, celle de la répression lors de la guerre d’Algérie.

Qu’elles donnent à voir des slogans directement transcrits sur les murs ou placardés, les photos présentées tout au long de cet article sont porteuses d’un sens lourd et chargé d’une mémoire. Cependant, le collage ne se résume pas qu’à cela. Pour Lina, il est aussi important de mettre en avant l’engagement personnel lié à l’action même de coller, « qui passe par l’acte de reconquérir la rue, notamment la nuit. » 

« Pour moi c’est surtout une façon d’exister, de montrer notre présence féminine dans l’espace public en plus du message militant qui est laissé sur les murs. »

Lina

Si le collage permet une libération de la parole et un éveil des consciences, cette pratique est également un moyen concret d’agir sur les esprits et de transgresser les normes de la société.

L’acte de coller dépasse donc ses aspirations initiales, celle de dénoncer les féminicides. Cependant, les valeurs et les forces fondatrices de ce mouvement sont toujours présentes, quels que soient les messages et les combats : il s’agit de s’approprier l’espace public, de transmettre, d’éduquer et surtout de ne pas oublier. 

Sybille Buloup, Ewen Jaffre et Marie Origas

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