[Reportage] Abondance et gaspillage

Passer au tribunal pour avoir pris de la nourriture dans une poubelle, l’idée semble absurde, mais c’est pourtant dans notre pays une réalité. À l’heure où les enseignes de la distribution mettent chaque jour au rebut des tonnes de denrées alimentaires encore consommables, ils sont nombreux à pousser les couvercles des bacs à ordures pour y chercher de quoi s’y nourrir. Symptômes d’une société malade de trop produire et de ne pas assez répartir, ils sont les oubliés de l’abondance alimentaire.

Rouen le 31 décembre 2017, 16 h

 

Sur la place Saint Marc, la météo pluvieuse a déjà plongée la ville dans une pénombre de fin de journée.  Il est 16 heures, et en cette Saint Sylvestre, les passants s’entrecroisent d’un air fébrile sur les trottoirs s’affairant aux préparatifs de leur réveillon.

Soudain, une silhouette qui descend la rue Armand Carrel retient mon attention. Même s’il est impossible de l’identifier à cette distance, sa stature le trahit. Une personne mesurant dans les deux mètres et accompagné d’un chien. C’est sûrement lui.

David n’est pas en avance, l’idéal serait d’arriver avant la nuit. Il ne faut pas nous attarder à discuter. C’est ainsi que quelques minutes plus tard, deux cabas sous les bras nous nous dirigeons vers l’arrêt du bus qui nous conduira à notre destination.

David fait partie de ceux qui, par nécessité financière ou par choix idéologique (les deux dans son cas), se nourrissent en collectant les invendus que les magasins abandonnent sur le trottoir. Lui, qui pratique la « récup » depuis plusieurs années a fini par connaître une multitude de bonnes adresses à travers toute l’agglomération. Ses expéditions –en solitaire ou en groupe– font partie intégrante de son quotidien.

L’objectif du jour ? Un magasin biologique.

Le bus arrive et s’arrête. L’animal soigneusement caché sous son poncho en laine rouge, David pénètre par a porte arrière de véhicule.  « En général, avec le chien ça passe » me confie-t-il. Il est vrai que mis à part l’agacement relativement palpable de certains passagers, le conducteur ne semble pas avoir remarqué cette situation passible d’une amende de 150 euros.

Après une quinzaine de minutes, nous débarquons enfin rive gauche. Les cloches d’une église se mettent à tinter, Il est déjà 17h, nous n’avons plus beaucoup de temps.

L’objectif du jour ? Un magasin biologique situé non loin d’ici. Ce spot, ça fait quatre mois que David le connaît, en général il y fait fréquemment bonne pêche et souvent avec des produits haut de gamme.

Le mode opératoire est toujours le même : chaque dimanche midi, avant de terminer sa journée, le gérant sort sur le trottoir ses invendus de la semaine, condamnés à l’incinération dans l’usine Vesta de Grand-Quevilly.

Bien que voués à la destruction, le directeur du magasin ne semblerait pourtant pas apprécier que quiconque  vienne fouiller dans ses ordures. Trois semaines auparavant, en effet, l’individu aurait menacé de désormais arroser ses produits d’eau de javel.


L’intérieur des poubelles n’est pas si sale

En arrivant devant le magasin, seul un unique bac marron a été sorti à côté du rideau fermé. D’un geste rapide, David ouvre la poubelle et en retire rapidement le premier sac.

« Tu vois, j’ouvre les sacs au lieu de les déchirer comme ça c’est plus sympa » déclare t-il, joignant le geste à la parole.

Le premier sac est ouvert. A l’odeur, il est tout de suite évident que le gérant n’a pas mis ses menaces à exécution, le récup peut débuter.

Au-delà des aprioris, l’intérieur des poubelles n’est pas si sale et je finis par me mettre également au travail. Excepté les produits visiblement abîmés, tout est récupéré pour ne pas perdre de temps, le tri entre ce qui est consommables et ce qui ne l’est plus sera effectué plus tard.

« Tiens, on va se faire un borchtch » fait remarquer David en découvrant des dizaines de betteraves en parfait état au milieu d’un sac.

Les badauds tournent parfois la tête mais passent leur chemin. Ils savent de quoi il s’agit, ils en ont souvent été témoins ou en entendu parler dans les médias. Beaucoup d’entre eux s’entrecroisent dans un ballet rapide à l’entrée du supermarché situé de l’autre côté de la rue, ils sont en train de préparer leur réveillon. David lui aussi prépare le sien.

La collecte se fait en express. Moins de 20 minutes plus tard, nous sommes déjà sur le chemin du retour, en possession de cabas pleins. De ces cornes d’abondances en plastique dur, c’est tout une profusion de mets variés qui a pu être extraite.  Poisson en sachets, steaks de soja, yaourts au lait de brebis pour ne citer qu’eux trônent au milieu d’une multitude d’autres trouvailles, toutes issues de l’agriculture biologique bien entendu.


les choses seraient en train de changer

Ce qu’il y a dans une poubelle, c’est aux yeux de la loi un res derelictae : un bien sans maître. Un objet abandonné par son propriétaire que chacun peu immédiatement s’approprier. En d’autres termes, fouiller dans une poubelle est une activité parfaitement légale. Pourtant beaucoup sont ceux qui ignorent cet état de fait. A ce sujet, David me confie une anecdote : il y a quelques mois, lors d’une récupération dans un supermarché du même quartier, des voisins qui observaient la scène depuis leurs fenêtres avaient pris la décision d’appeler la police.

Tout s’était finalement terminé par un très bref passage au commissariat. En effet, de l’avis des fonctionnaires eux-mêmes, il ne fallait pas donner une impression d’ « impunité » devant les riverains.

Impunité ? Un mot étrange pour une pratique légale, il est pourtant lourd de sens. D’ailleurs, cette anecdote qui n’est ni isolée, ni anodine, est révélatrice d’un problème plus global.

Car notre société n’aime pas la pauvreté, ou tout du moins elle ne tolère pas qu’elle soit visible. À l’image des dispositifs anti sdf qui rivalisent d’ingéniosité pour expulser les sans-abris des centres urbains ou des bidonvilles qui ne sont tolérés que lorsqu’ils sont dissimulés dans des zones industrielles, la misère se doit de rester dans l’ombre. Contrevenir à cette règle, c’est se rendre coupable d’avoir rendu visible cette facette honteuse de notre société. En d’autres termes, c’est commettre un attentat à la pudeur sociale.

Mais aujourd’hui, les choses seraient en train de changer. Signe possible d’une prise de conscience de ce gâchis dans opinons public, des groupes se forment un peu partout en France pour mener des récupérations. Poussés par l’envie de vivre autrement et non plus par la nécessité, les « Freegans », comme ils se sont eux-mêmes nommés, luttent également contre le gaspillage alimentaire. Parfois constitués en associations ou collectifs, ils mettent en commun les fruits de leurs expéditions. Même certains restaurants ont décidé de sauter le pas. Exit Rungis, ces derniers proposent désormais des plats complets aux ingrédients exclusivement issus de poubelles.

À mi-chemin entre ces deux pôles, David lui, compte bien poursuivre ses expéditions aux quatre coins de l’agglomération rouennaise, tant qu’il y aura encore de la nourriture abandonnée sur les trottoirs. En somme il continuera aussi longtemps que l’irrationalité commandera la distribution alimentaire, aussi longtemps qu’elle primera sur le bon sens.

N.D.A : Pour des raisons évidentes de confidentialité, l’auteur s’est réservé le droit de modifier certains noms de personnes ainsi que d’omettre des détails géographiques.

 

Guénolé Carré