Victime de mon succès, on me trouve dans les assiettes du monde entier. En plus d’avoir connu une expansion internationale, la consommation de mes confrères et consoeurs est en très forte augmentation depuis 1950. Heureusement pour nous, les structures de surveillance de la faune marine et les scientifiques lancent l’alerte. Derrière cette inquiétude, deux enjeux se dressent : la surpêche, et le bien-être d’animaux sensibles.
Tout pour le poulpe ! Doté d’un corps entièrement souple et d’une intelligence inouïe, le poulpe est un animal mystique et complexe. C’est pourtant pour sa chair qu’il est tristement populaire. Entre 1950 et 2018, la consommation de poulpes dans le monde a été multipliée par 8, d’après la FAO (Food and Agriculture Organisation of the United Nations). Cette hausse s’est même accélérée, au point d’avoir doublé ces 10 dernières années. Entre surpêche mondiale et projet d’élevage intensif, tous les moyens sont mis en place pour répondre à cette demande exponentielle. Ces pratiques mettent en péril la pérennité de l’espèce d’une part, et le bien-être de cet animal particulièrement sensible d’autre part.
Avec 400 000 tonnes de capture mondiale annuelle, la pieuvre est très fortement menacée et sa population n’a pas le temps de se renouveler. Le seul stock de poulpe commun (Octopus vulgaris) en bon état est celui du Sénégal-Gambie. Pour le reste du monde, ils sont soit classifiés reconstituables (Maroc), soit dégradés et surpêchés (Mauritanie), ou inconnus (Atlantique Nord-Est, Méditerranée). Concernant les autres espèces, les stocks ne sont pas évalués… En France, en 2018, la quantité de poulpes pêchés en Méditerranée était de 1904 tonnes. Dans cette zone, le poulpe est également souvent attrapé par les chaluts alors qu’il n’est pas ciblé. Il est alors rejeté à la mer, un gâchis qui représente plus de 40% de sa capture.
Une ferme de poulpes pour lutter contre la surpêche ?
Afin de pallier une demande démesurée et le vidage critique des stocks, l’Espagne s’apprête à lancer le premier élevage intensif de poulpe. Censée ouvrir en 2023, cette ferme permettra de produire 3000 tonnes de poulpes par an soit environ 1 million d’individus. Alors que le PDG et le comité scientifique de la firme brandissent fièrement l’argument de la durabilité et prétendent pouvoir compenser une pêche problématique, les associations et un grand nombre de scientifiques s’insurgent. Comme le précise le CIWF (une ONG de lutte pour des pratiques d’élevage respectueuses) dans son rapport Élevage industriel de pieuvres, le désastre annoncé, l’élevage intensif est responsable de la majeure partie de la surpêche, toutes espèces confondues. Environ 20 à 25 % des poissons pêchés serviront à produire de la farine et de l’huile de poisson qui composent l’alimentation des poissons carnivores en élevage.
À lire aussi…
Un être aux secrets tentaculaires
Il existe des centaines d’espèces de pieuvres différentes. Parmis elles : la pieuvre mimétique. En se contorsionnant et changeant de couleur, elle est capable d’imiter l’apparence et les mouvements d’au moins quinze espèces différentes (serpents de mer, rascasse volante, poissons plats, poissons-grenouilles, ophiures, crabes géants, coquillages, raies, anémones de mer, méduses et crevettes mantes).…
Lire aussiD’autre part, en 2021, le Royaume-Uni a officiellement et légalement déclaré le poulpe comme « être sensible », c’est-à-dire capable d’éprouver des sentiments (douleur, plaisir, joie, excitation, etc). C’est aussi le cas de ses confrères céphalopodes (dont les calmars et seiches) et crustacés décapodes (dont les crabes, homards et écrevisses). Pourtant, il n’existe aucune réglementation au sein de l’Union Européenne visant à limiter les souffrances des animaux invertébrés et aquatiques. L’association Accion oceanos, aux côtés de la célèbre éthologue Jane Goodall, appelle à la création d’une loi qui interdirait la création d’un élevage d’une telle ampleur.
Ni durable ni éthique
Co-autrice du rapport du CIWF, la biologiste marine Elena Lara explique : « Notre rapport démontre que les pieuvres ne devraient pas être élevées dans des systèmes intensifs. Il expose en détail les immenses souffrances que cela causerait, l’absence de méthode d’abattage sans cruauté et l’absence de toute loi visant à protéger leur bien-être. De plus, il explique pourquoi nourrir, dans des élevages, ces animaux sauvages carnivores avec des farines de poisson n’est pas durable et créerait de vrais dommages à notre environnement ». De plus, pour des raisons tant sanitaires qu’éthiques, la pieuvre, animal solitaire, n’est pas du tout adaptée aux conditions d’élevage : des cas d’automutilation, de cannibalisme et d’agressivité sont à prévoir d’après plusieurs associations de défense des animaux. Le gouvernement espagnol a été alerté, ainsi que les autres gouvernements exportateurs de poulpes et tout le secteur de l’aquaculture. In fine, il faudra aussi que la demande soit plus raisonnable pour ne pas risquer de légitimer de telles pratiques.
Mahaut de Lataillade
Sources :
CIWF France. (2021, 7 octobre). Elevage de pieuvres, le désastre annoncé. https://www.ciwf.fr/presse/communiques/2021/10/elevage-de-pieuvres-le-desastre-annonce
Poulpe | Guide des espèces. (s. d.). https://guidedesespeces.org/fr/poulpe
Poulpes : bientôt une ferme d’élevage intensif ? (2022, 26 avril). France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/camille-passe-au-vert/camille-passe-au-vert-du-mardi-26-avril-2022-9292894
Sens, F. &. (2021, 11 octobre). La surconsommation du poulpe (pieuvre) entraînera à court termes des pénuries, des projets d’élevage sont en cours de développement mais les conditions d’élevage posent un problème. Food & Sens. https://foodandsens.com/non-classe/la-surconsommation-du-poulpe-pieuvre-entrainera-a-court-termes-des-penuries-des-projets-delevage-sont-en-cours-de-developpement-mais-les-conditions-delevage-posent-un-probleme/
