Le ciel si peu nuancé du langage

Nos yeux sont limités. C’est cette limite qui nous empêche de voir tout un pan du spectre électromagnétique. Mais est-ce que notre langage n’agirait pas, lui aussi, comme un « filtre »  simplifiant le monde qui nous entoure?

En 1969, Brent Berlin et Paul Kay, respectivement anthropologue et linguiste, publient Basic Color Terms: Their Universality and Evolution. Dans cette étude, les participants ont dû nommer 330 nuances en utilisant les mots disponibles dans leur langue. Ceux ne possédant que deux termes pour catégoriser les couleurs distinguaient les teintes claires et sombres. Quand il y en avait trois, le rouge s’ajoutait systématiquement. Les chercheurs ont ainsi déterminé un ordre d’apparition des couleurs basiques qui serait universel (voir schéma). Des études ont par la suite révélé que 83 % des langues parlées dans le monde sont conformes à ce modèle.

L’absence de mots pour désigner une couleur ne signifie pourtant pas que l’on en fait abstraction. Une langue discriminant seulement le clair du sombre comprend le jaune dans le premier, et les bleus, rouges et verts dans le deuxième. Ces couleurs ne sont simplement pas distinguées entre elles. Aussi, une couleur peut exister autrement que par un mot. Les Pirahãs, peuple d’Amazonie, ne désignent les couleurs que par des phrases comparatives. Ainsi, un objet rouge sera « comme le sang ». Même si des équivalences existent avec nos langues à onze teintes, la perception du monde s’en trouve influencée.

« Le ciel est bleu. »

Dans l’antiquité, que ce soit en grec, en hébreux ou en chinois, cette affirmation n’aurait simplement pas pu exister : le bleu n’est pas mentionné dans les écrits de ces civilisations. Dans l’Odyssée d’Homère, le bleu est absent, la mer y est décrite comme « couleur vin sombre »

© Pierre-Yves Lerayer

Encore aujourd’hui, en vietnamien, le bleu et le vert sont encore regroupés sous une même appellation. Les langues ayant un même terme pour ces deux teintes, ou qui ne les distinguent pas, sont dites « vleu-bert », et restent très répandues. Si pour nous cela peut sembler être une vision « simpliste » de la réalité, penchons nous plus près sur notre propre langue. Si pour nous le ciel sur la photo de couverture est bleu, un russophone le verra cyan, et c’est notre vocabulaire qui semblera limité. Les russes ont un terme courant pour désigner le cyan, en plus des onze teintes couramment utilisées en français et en anglais. Et ce à juste titre : le cyan est aussi éloigné du bleu que le rouge l’est du jaune !

Des chercheurs ont comparé la capacité à distinguer le bleu du cyan chez des russophones et des anglophones : les premiers ont un net avantage. Ce cas illustre un phénomène que les linguistes appellent la « performativité du langage ». Il montre que dans le cas des couleurs comme en général, la langue conditionne notre manière de percevoir la réalité.

Marion Barbé

Crédits photo : Pexels – Modifications Agathe Delepaut