Depuis la fin du XIXème siècle, nous connaissons la théorie de l’évolution des espèces formulée par Darwin. La dérive des continents proposée par Wegener a, elle, été validée au milieu du XXème siècle. Mais peu de gens se doutent que ces deux théories puissent s’imbriquer.
L’accident le plus lent qui soit
Avez-vous déjà vu un choc frontal entre deux morceaux de continents de 3,3 et 44 Millions de km carré ?
Pour comprendre comment s’est formé l’Himalaya, il est facile de caricaturer cette formation en accident de voiture. Il y a environ 80 millions d’années, la plaque indienne, un bolide lancé à la folle vitesse de 9 mètres par siècle, fonce tout droit sur la plaque eurasiatique, une grosse voiture familiale et mal stationnée. L’accident spectaculaire survient, il y a environ 40 millions d’années, lorsque les voitures se rencontrent. En se percutant, les véhicules se plissent, s’épaississent et finissent par se chevaucher : l’un sur l’autre, les véhicules montent de plus en plus dans le ciel, du à la force du choc. Naturellement, cette comparaison n’est pas parfaite puisqu’elle ne rend pas compte de ce qu’il se passe en profondeur, dans la lithosphère. En effet, la déformation des deux plaques tectoniques s’étend également au sein de la croûte terrestre et même du manteau. Appelée racine crustale, elle atteint 60 km sous l’Everest et dépasse donc la “frontière” entre le manteau et la croûte qui se situe entre 7 et 30 km de profondeur en moyenne. Cette compression entre plaques a donc créé un “mur” de roche atteignant aujourd’hui plus de 8000 mètres de haut et qui continue de croître ! Le mouvement de la plaque indienne ne s’est toujours pas arrêté, mais s’est considérablement ralenti. Il atteint aujourd’hui 5 cm par an.
Frontière géographique ou géologique ? Un choix compliqué
Aujourd’hui, la frontière officielle entre le Népal et la Chine suit exactement la ligne dessinée par les crêtes et pics de l’Himalaya. Sur 1200 km, soit la moitié de la longueur de la chaîne himalayenne, la frontière géographique est identique à la frontière géologique. Ce mur de roche ne facilite d’ailleurs pas les échanges entre ces deux pays qui doivent passer la frontière à des altitudes très élevées. Les infrastructures frontalières et routières étant très délétères.
Le choix de suivre les démarcations géologiques pour délimiter les pays n’est pas la norme. À l’ouest du Népal, le tracé de la frontière court dans l’Himalaya. Il est contesté en plusieurs endroits, tout particulièrement au nord, dans la région de l’Aksai Chin, administrée par la Chine mais revendiquée par l’Inde. À cet endroit, la frontière correspond de fait à la ligne de contrôle réel entre les deux nations. Encore plus au nord, l’Inde contrôle le glacier de Siachen, revendiqué par le Pakistan, zone frontalière de la Vallée de Shaksgam, occupée par la Chine mais revendiquée par l’Inde. La géomorphologie semble donc avoir un impact moindre que les enjeux économiques et géopolitiques dans le choix des frontières géographiques.
Un mur trop haut pour les oiseaux
Quoi de plus intuitivement opposé à la dérive des continents que la théorie synthétique de l’évolution ? Ces deux concepts sont pourtant intimements liés.
Parlons d’un autre type de frontière. Une frontière qui ne cesse d’être modifiée, déplacée, questionnée et critiquée, mais dont les scientifiques ne peuvent se passer. La frontière entre espèces ou sous-espèces.
Malgré ce que l’on pourrait penser, les limites géologiques et spécifiques sont souvent imbriquées. Pour illustrer notre propos, nous allons utiliser l’exemple du Pouillot verdâtre, ou Phylloscopus trochiloides. Cette petite espèce d’oiseau d’une dizaine de centimètres a commencé à se développer au sud du Népal. Il y a 10 000 ans, une partie de cette espèce a migré progressivement vers le nord. En rencontrant la chaîne himalayenne, ce groupe migratoire s’est scindé en deux sous-groupes, chacun contournant la chaîne de montagnes par l’est ou par l’ouest. L’Himalaya constituant un obstacle naturel infranchissable, les deux branches « est » et « ouest » se sont développées indépendamment. Elles ont progressé vers le nord, puis ont fini par se retrouver en Sibérie, au nord du plateau tibétain, en l’ayant contourné chacune d’un côté.
Au cours de ce long voyage, les divergences génétiques progressives des deux branches ont finalement donné naissance à deux sous-espèces suffisamment éloignées pour ne plus être interfécondes. C’est pourquoi, aujourd’hui, sur le territoire situé au nord du plateau tibétain, on retrouve ces deux sous-espèces qui ne se reproduisent pas entre elles.

Cet exemple nous illustre un processus de spéciation appelé spéciation allopatrique. Elle induit la formation d’espèces par isolement géographique de populations. Ce phénomène conduit à la naissance de sous-espèces puis d’espèces distinctes. Ici, l’Himalaya joue donc le rôle de “frontière” spécifique en empêchant les groupes “est” et “ouest” de se rencontrer et de se reproduire.
Une bonne preuve de l’importante relation qui lie la géologie et la biologie depuis l’apparition de la vie il y’a environ 3.6 Milliards d’années. Une image qui nous rappelle que, nous aussi, nous sommes étroitement liés à notre Terre.
Le pouillot verdâtre est l’un des très rares exemples connus d’espèce en anneau. Il s’agit d’une espèce formée d’un continuum de sous-espèces, chacune pouvant se reproduire avec ses voisines, mais dont les sous-espèces situées aux extrémités sont suffisamment éloignées pour ne plus être interfécondes. Ces espèces en anneau sont rares et surviennent typiquement autour d’un obstacle géographique naturel.