Frontier : la naissance du peuple Américain

« E pluribus unum », un seul à partir de plusieurs, ainsi la première devise officielle des États Unis qualifiait son ambition d’être le terreau d’une nouvelle société, réunion de pluralités fondues dans un même alliage démocratique et libertaire. A la fin du XIXe siècle, Frederick Jackson Turner donne une interprétation majeure de l’émergence d’une culture américaine : la Frontier, ou comment la conquête d’un territoire a fait naître une civilisation.

Nous sommes en 1890, le Bureau of the census proclame la fin officielle de la Frontier. Plus d’un siècle après la création des 13 États de la Nouvelle Angleterre, Washington, l’Idaho, le Montana, et d’autres ont rejoint le système fédéral Américain. Ils achèvent ainsi un long processus d’appropriation des territoires de l’Ouest. Le peuplement colonial et les axes routiers sont enfin venus à bout de cette vaste étendue «sauvage».

1893 dans le Wisconsin, devant un parterre de collègues, le jeune Historien F.J. Turner rompt avec l’idée que la société Américaine serait une prolongation de la culture Européenne. Selon lui, la Frontier est le moteur idéologique qui a transformé les caravanes de colons anglais, hollandais ou allemands, en une véritable civilisation. Bien qu’issus d’origines similaires – blancs chrétiens réformistes de tradition libérale – ceux qu’on appellera plus tard les White Anglo-Saxon Protestant (WASP) sont au départ des concurrents. Mais l’émanation d’un esprit pionnier va unir ces groupes pour les transformer en un peuple.

La conquête de l’Ouest correspond à « l’histoire de la naissance d’une nouvelle espèce politique », estime Turner.  Selon lui la Frontier a été le moteur du développement de la démocratie : « [La frontière] engendre l’individualisme. Le désert transforme une société complexe en un système primitif, fondé sur la famille (…) Elle éveille une aversion à l’égard de tout contrôle direct ». Ainsi des comptes rendus de débats fédéraux relate cette « énergie que le vent des montagnes et les mœurs de l’Ouest communiquent aux émigrants ». Ceux-ci sont décrits comme « politiquement régénérés » et deviennent « des hommes politiques actifs ». Un à un les États font pression pour un élargissement des droits électoraux. Le suffrage universel est accordé aux hommes blancs dans les années 1820. Le colon devient citoyen.

Les origines d’une mythologie

Ce processus n’a cependant pas été le résultat d’un phénomène spontané. Après l’Indépendance, le «Go West» devient un pilier du projet Républicain mené par les pères Fondateurs. Parmi eux, Thomas Jefferson est le défenseur d’un  idéal pastoral, où la démocratie s’appuie sur la petite propriété terrienne. Une vie simple, vertueuse au cœur des prairies et des forêts. Rappelez-vous Charles Ingalls bâtissant à force de sueurs et de fatigue la modeste maison qui abriterait sa famille. Dans la déclaration d’Indépendance signée en 1776, Jefferson présente les droits inaliénables des américains qui reposent sur « la Vie, la Liberté et le recherche du Bonheur ». Être Américain c’est projeter son existence vers l’avant – spatialement comme intellectuellement – dans la quête d’un épanouissement inédit.

Cette vision d’un territoire et d’un bonheur à conquérir prend racine dans le mythe de la Manifest Destiny (Destinée Manifeste), expression employée pour la première fois par le journaliste John O’Sullivan en 1845 dans un article qui plaidait en faveur de l’annexion du Texas par les États-Unis : « C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude ». Une vision expansionniste qui préfigure l’Amérique contemporaine. La Destinée Manifeste nourrit l’imaginaire américain depuis ses origines. C’est un récit providentiel hérité des colons puritains installés au XVIIe siècle. Les Pilgrims, comme on les appelait, croyaient être des élus de Dieu, destinés à peupler ce territoire vierge : un nouvel Eden épargné par les vices européens engendrés par l’Église Romane.

La philosophie se mêle également de ce mythe. Le penseur Henry D. Thoreau, adepte du courant transcendantaliste, présente la communion avec la Nature  comme un idéal individuel à atteindre. En 1854, il publie « Walden or Life in the woods », un essai d’inspiration autobiographique. Thoreau y raconte son retrait volontaire, dans une cabane perdue au milieu des bois. Suite à cette introspection, le philosophe appelle à renouer avec l’authenticité de l’environnement naturel. Cet écrit est l’incarnation de l’idéologie de la Frontier, qui pense un nouveau rapport à la vie terrestre dans un espace sauvage modelé par la vertu.

Mais l’Amérique de la première moitié du XIXe siècle est-elle réellement sauvage ? Un grand absent figure au récit de la Frontier : les Indiens. Turner les évoque à quelques reprises dans son livre « La frontière dans l’Histoire des États Unis ». Les Nativs y sont décrits comme des éléments à part entière d’un paysage vierge de civilisation. Organiser le territoire traçant des routes, en montant des rails de chemin de fer, ou en érigeant des villes, passe aussi par l’assimilation de ces peuples « primitifs », ou leur anéantissement.

Fin de la Frontier et héritages

La fin du XIXe siècle correspond à l’accélération de l’Histoire Américaine. La Nouvelle Immigration débute : de 1900 à 1915 près de 14 millions d’individus affluent dans les ports et partent abreuver les usines des grandes villes. New York, Chicago, Boston, Detroit, sont le nouvel horizon de la civilisation américaine. Ce Melting Polt est loin d’être bien considéré par les WASP. Le développement urbain devient l’adversaire culturel face à l’intégration rurale. Alors que la campagne incarne la vertu, la ville est le triomphe du vice. La main d’œuvre bon marché s’installe dans des ghettos surpeuplés et insalubres. Ces classes laborieuses sonnent la fin de l’homogénéité protestante et puritaine. « Elles sont constituées par le petit juif, le Grec ou le Sicilien », décrit Turner avec mépris. Sur la côte Pacifique, Mexicains et Asiatiques complètent ce peuple neuf. En 1919, le Prohibition d’alcool est l’incarnation constitutionnelle de cette rivalité. Alors que la loi est l’objet d’une vive contestation dans les villes, elle remporte un succès électoral dans les États ruraux qui voient en l’alcool le péril de leur société vertueuse.

L’autre pan de cette lutte s’inscrit dans la volonté de préserver la Nature. L’œuvre de Thoreau a forgé une vision patrimoniale du paysage. Le préserver c’est sauver l’identité Américaine. Or l’ère industrielle correspond à une exploitation de plus en plus intensive de la Nature. On prend alors conscience que celle-ci n’est pas inépuisable. G. Marsh, un scientifique, théorise cette nécessité de conservation dans « Man and Nature », publié en 1864. Son travail fonde alors la pensée environnementale. L’intérêt privé individuel ne doit pas être exempt de toute limite, et certains éléments, comme la Nature, doivent être souscrits à la recherche de profit. Cette pensée est à l’origine de la création de vastes parcs nationaux, comme le Yellow Stone. En 1906, sous  Théodore Roosevelt, un quart du sol national devient des public lands.

Pour autant, les Américains n’ont pas renoncé à leur destinée providentielle. L’élargissement du territoire se poursuit au Sud jusqu’en 1912, avec la création de l’Arizona et du Nouveau Mexique. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les États Unis manifestaient aussi des prétentions impérialistes par l’annexion d’Hawaï, l’achat de l’Alaska aux Russes ou des Philippines aux Espagnols. Plus que la volonté d’étendre son territoire, le pays souhaite éclairer le monde des valeurs morales et démocratiques qui font sa puissance.

Au cours du XXe siècle, les États Unis se positionnent comme les meneurs du jeu diplomatique. Ils sont les gendarmes du monde, les arbitres des conflits et incarnent l’alliance Atlantique face à l’empire Soviétique. Le modèle libéral et capitaliste est le nouveau chemin à emprunter dans « la recherche du Bonheur ». Un expansionnisme qui repousse les frontières terrestres, jusqu’à la conquête spatiale. Aujourd’hui, Donald Trump porte un discours isolationniste qui transgresse cet héritage idéologique. Les exemples de son ingérence sur les dossiers Israélien, Nord Coréen ou Iranien tendent cependant à contredire sa position. Chassez le naturel, il revient au galop..

                                                                                               Céline BERTHENET