Sommes-nous toujours qui nous étions dix ans auparavant, malgré le temps qui passe et les expériences qui nous transforment ? Une telle continuité nous paraît évidente, puisque nous nous nous souvenons de ce que nous avons vécu, de comment nous nous définissions, quand bien même cette identité a évolué depuis ou que nos actions de l’époque ne semblent plus correspondre à notre état d’esprit actuel. Notre mémoire semble donc fonder notre identité. Ainsi, quand elle est altérée, c’est la représentation intime que nous avons de nous même qui s’en trouve ébranlée : un patient atteint d’une amnésie sévère peut se reconstruire de façon radicalement différente de ce qu’il était auparavant. Notre personnalité n’est ni innée, ni nécessaire, et l’oubli en serait le fossoyeur. Mais pourrait-il, malgré tout, participer à nous construire ?
Quand la mémoire se fige
Dans son recueil L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks nous décrit le cas du « marin perdu ». Cet homme d’une cinquantaine d’années, bloqué dans le passé, croit qu’il est toujours un jeune marin revenant de la guerre, en 45, trente ans auparavant. Il est atteint du syndrome de Korsakoff, une condition neurologique apparaissant notamment dans des cas d’alcoolisme chronique et qui se caractérise par une amnésie très sévère. Cette amnésie est d’une part rétrograde, c’est-à-dire que le patient a oublié les dernières années de sa vie, mais surtout antérograde : il n’est plus capable de former de nouveaux souvenirs. Tous les événements de sa vie seront effacés, quelques minutes seulement après les avoir traversés, empêchant toute actualisation de l’image de soi ou du monde.
Cette pathologie induit un oubli systématique et tue dans l’œuf tout développement de l’identité du sujet. Tout ce qui peut amener le patient à sa condition présente, comme son reflet dans un miroir ou le discours du médecin, provoque une incompréhension et une panique, issue de l’incohérence entre la perception immédiate et la représentation de soi qui existait jusqu’alors. Mais rapidement, cette angoisse s’évanouira à son tour dans l’oubli.
De trop nombreux souvenirs
À l’extrême inverse, on peut trouver des cas de mémoire extrêmement développée, l’hypermnésie. Si la remémoration persistante de souvenirs peut être le symptôme d’autres troubles, comme de traumatismes, il existe aussi des personnes dont la mémoire autobiographique, celle des événements vécus, est dotée d’une capacité considérable. Si les hypermnésiques ne se rappellent pas de tout, et ne sont pas meilleurs pour retenir leurs leçons, ils oublient cependant très peu ce qu’ils ont pu vivre.
Cahill et McGaugh, deux neuropsychologues américains, ont pu documenter le cas de sujets capables de raconter les événements marquants d’une journée de leur vie, en précisant de quel jour de la semaine il s’agissait, juste en leur fournissant une date qui remontait parfois à de nombreuses années. En 2006 seulement, ces deux chercheurs ont décrit le premier cas d’hypermnésie autobiographique. Cependant, d’autres cas de mémoires extraordinaires, qualifiées d’eidétiques, avaient déjà été décrits, en particulier par le neurologue russe Alexandre Luria, en 1968.
Si naïvement, l’hypermnésie peut avoir l’air d’une caractéristique exceptionnelle et avantageuse, la réalité est toute autre. Plus qu’une capacité de stockage impressionnante, c’est aussi le surgissement imprévisible des souvenirs durant sa vie de tous les jours, avec force détails, et chargés de leur poids émotionnel. Les personnes hypermnésiques revivent les situations du passé comme si elles dataient d’hier. À tout moment un chagrin d’amour, un deuil ou une dispute peut refaire surface et vous submerger. L’esprit occupé par tant de souvenirs, la vie est rendue difficile, notamment en ce qui concerne ses relations avec les autres ou la gestion des émotions. Paradoxalement, l’hypermnésie peut aussi enfermer dans le passé, à l’instar des patients de Korsakoff.
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Si nos souvenirs doivent correspondre aussi fidèlement que possible à nos expériences de vie, il semble que ce n’est pas la seule fonction que remplit la mémoire. En plus de la correspondance avec la réalité, nos souvenirs doivent être organisés de manière cohérente, correspondre à nos valeurs, à nos aspirations, et donner du sens à notre parcours. Ces deux tendances opposées, correspondance et cohérence, sont nécessaires pour construire notre identité et la faire évoluer durant notre vie. L’inhibition des souvenirs, voire leur oubli, permet de faire émerger des liens entre les expériences passées et de leur fournir du sens.
Les patients de Korsakoff se retrouvent donc avec une personnalité rigide, extrêmement cohérente mais qui ne peut plus intégrer de nouveaux éléments. À l’inverse, les hypermnésiques possèdent une mémoire qui enregistre de nombreux éléments, mais ils doivent développer d’autres stratégies pour hiérarchiser les souvenirs, qui ont tendance à interférer avec leurs préoccupations du moment.
En réalité, l’oubli joue un rôle complexe, et se rappeler de tout est loin d’être une bénédiction. Oublier permet de faire du tri, ce qui aide à former des catégories générales et abstraites pour structurer notre récit de vie. L’oubli, bien dosé, permet de s’adapter, au niveau social ou émotionnel.
D’autres chercheurs, comme Felipe De Brigard, font l’hypothèse que la mémoire n’a pas uniquement pour fonction de garder trace du passé. En manipulant et reconfigurant les événements passés, nous pouvons anticiper l’avenir. Voilà qui permet de saisir pourquoi nos souvenirs ne restent pas gravés dans le marbre de nos mémoires.
Edwyn Guérineau
Sources :
M. A. Conway. 2005. « Memory and the Self ». Journal of Memory and Language 53 (4): 594‑628. https://doi.org/10.1016/j.jml.2005.08.005.
F. De Brigard. 2014. « Is Memory for Remembering? Recollection as a Form of Episodic Hypothetical Thinking ». Synthese 191 (2): 155‑85. https://doi.org/10.1007/s11229-013-0247-7.
A. K. R. LePort et al. 2012. « Behavioral and neuroanatomical investigation of Highly SuperiorAutobiographical Memory (HSAM) ». Neurobiology of Learning and Memory 98: 78–92. https://doi.org/10.1016/j.nlm.2012.05.002
A. Luria. 1995. « Une prodigieuse mémoire ». Dans L’Homme dont le monde volait en éclats, traduit par Nina Rausch de Traubenberg, 193‑305. La couleur des idées. Paris : Seuil.
E.S. Parker, L. Cahill, et J. L. McGaugh. 2006. « A Case of Unusual Autobiographical Remembering ». Neurocase 12 (1): 35‑49. https://doi.org/10.1080/13554790500473680.
O. Sacks. 1985. « Le marin perdu ». Dans L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, traduit par Édith de La Héronnière, 41-64. Points Essais. Paris : Seuil.