Depuis plusieurs années, le monde du journalisme est en crise. Le métier est en pleine évolution. Cela s’explique par l’apparition de technologies de plus en plus performantes pour diffuser l’information, ainsi que par l’omniprésence des réseaux sociaux. À l’aube d’une décennie marquée par la pandémie de Covid-19 et l’ombre menaçante des « fake news », la défiance envers les médias n’a jamais été aussi grande. Leur rôle démocratique essentiel est contesté. À cela s’ajoute la loi « sécurité globale » votée à l’assemblée en novembre dernier, texte qui marque un tournant autoritaire inquiétant pour la liberté de la presse. Dans ce contexte, il semble légitime et nécessaire de se questionner sur l’avenir de la profession, via une enquête menée auprès de cinq journalistes de divers horizons.
Aujourd’hui en France, les médias inspirent une défiance sans précédent. D’après le rapport annuel du Reuters Institute, un centre de recherche spécialisé dans l’étude des pratiques journalistiques, seulement 23 % des Français font confiance à l’information en 2020. Sur les 40 pays étudiés par l’institut, la France est avant-dernière, juste devant la Corée du Sud. Cette méfiance record vis-à-vis des journalistes inquiète, elle décrédibilise une profession censée être vitale au processus démocratique. Selon Jérôme Longué, journaliste à l’ONU : « Avec toutes les sources qui matraquent et bombardent le grand public, les journalistes ont du mal à faire entendre leurs voix ». À cette saturation d’informations s’ajoute un phénomène de suivisme délétère : dans le livre L’information à tout prix, où les auteurs questionnent les processus médiatiques à l’ère d’internet, il est précisé que « 64 % de ce qui est en ligne est du copié-collé pur et simple ». Avec l’arrivée d’outils de plus en plus performants pour capter l’information et la diffuser, quelle est la vraie fonction du journaliste et quelle est son utilité ? Qu’en sera-t-il en 2121 ?

Rédacteur en chef Environnement Magazine
La presse est censée, entre autres, tenir un rôle démocratique essentiel. Dans certains pays, des journalistes vont jusqu’à risquer leur vie en défiant leur propre gouvernement, ils constituent un réel contre pouvoir. En théorie, les journalistes doivent contribuer au débat public en informant selon une méthodologie stricte : chercher l’information, l’analyser, la vérifier, la transmettre. Pour Aurélia Lieberherr, rédactrice en chef adjointe du magazine Sciences et Vie Junior : « C’est un métier, des valeurs, quelque chose qui est important et qu’il faudra préserver malgré le fait qu’on change de technologies pour véhiculer l’information ». Selon elle, « Dans un futur très inquiétant, il n’y aurait plus de journalistes ». Pourtant, bien qu’il doive en partie réguler et questionner les trois pouvoirs démocratiques (législatif, exécutif et judiciaire), le journalisme ne jouit pas des mêmes moyens ni de la même légitimité. Il est donc en proie à des dérives qui desservent son rôle initial, jusqu’à mettre en péril la profession.
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Les rédactions s’amenuisent, ainsi que leur indépendance

Rédactrice en chef adjointe
Science et Vie junior
Aujourd’hui, une poignée de millionnaires contrôlent la quasi-totalité des médias français, comme le montre la carte de l’association Action Critique Médias (ACRIMED). Ce modèle économique implique un manque criant d’indépendance. Avec l’essor d’une consommation de l’information sur écrans, le modèle de l’abonnement papier n’est plus rentable, et la presse est financée presque essentiellement par les annonceurs. Une logique de vente s’impose au sein des entreprises de presse pour attirer toujours plus de publicitaires, à tel point qu’il existe désormais une réelle confusion entre journalisme et communication.
Mais qu’en est-il de la condition du journaliste ? Celui-ci se transforme en « couteau-suisse », devant répondre à une demande toujours plus grande et diversifiée, comme le souligne Hugo Nazarenko, journaliste indépendant : « Dans l’application quotidienne de mon travail il y avait des moments où il fallait poser les questions, filmer et prendre le son en même temps», précise-t-il. « En faisant trop de métiers en un seul, forcément tu finis par mal faire les choses.»

Journaliste
ONU Info
Les rédactions s’amenuisent, alors que les propriétaires jouissent de pouvoirs quasiment absolus sur ce qui est écrit dans les journaux, et n’ont comme opposition que l’éthique et les sociétés de journalistes. L’indépendance, synonyme d’une presse en bonne santé, semble s’éloigner au fur et à mesure que ce modèle économique s’étend. Suite au rachat par le groupe Reworld Media, un nouveau poste est apparu à Science & Vie. Le but est de créer du contenu en ligne, mais ne répondant pas à la rigueur scientifique réputée du journal, explique Aurélia Lieberherr. Ces chargés de contenu « n’ont pas de formation de journalisme. [Les propriétaires] veulent faire du trafic sur le site et ne pas investir de temps dans des articles de fond », a-t-elle expliqué avant d’ajouter que « Cette histoire nous inquiète beaucoup ». À la suite du remplacement précipité à la direction des rédactions de Science & Vie, une grève illimitée a eu lieu en septembre 2020. Quelques semaines plus tard, une motion de censure envers la nouvelle directrice Karine Zagaroli a été votée par les journalistes du groupe.
Cette course au contenu est motivée par les nouveaux moyens de consommation de l’information, notamment via les réseaux sociaux. Les publicitaires calculent en « temps de cerveau disponible », qu’il faut à tout prix inonder de pages de pubs, et donc de ce fameux contenu communico-journalistique.
« Je ne vois pas comment on peut faire du bon travail journalistique dans la précipitation »
Anthony Laurent
Entre pluralité des voix et risques de désinformation

Rédactrice en chef adjointe
Pole Web – Sciences et Avenir
Au XXIe siècle, les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la diffusion des informations. Les grandes enseignes de presse font désormais face à de nombreuses individualités qui favorisent une multiplicité des voix. « En ligne, chacun peut devenir son propre relais médiatique », note Hugo Nazarenko. Dans un paysage médiatique où les sujets se répètent en boucle, cette pluralité est bienvenue. Mais les réseaux sociaux sont aussi le théâtre de la désinformation, de la fake news. La course à l’information s’intensifie, et les journalistes manquent de temps et de distance sur leurs écrits. « Je ne vois pas comment on peut faire du bon travail journalistique dans la précipitation », explique Anthony Laurent, rédacteur en chef d’Environnement Magazine. Alors, la fonction de contre-pouvoir qu’occupent les journalistes disparaît. Ils ne deviennent plus que des vecteurs d’informations, qu’elles soient vraies ou fausses. « Je crois beaucoup qu’à l’avenir, ça devienne très compliqué de faire le tri entre fake ou pas fake news. La culture de la source manque à l’éducation scolaire », explique Lise Loumé, rédactrice en chef adjointe du site web de Sciences et Avenir. Les réseaux sociaux permettent un accès immédiat à une information diversifiée et, s’ils ne produisent pas nécessairement de contenu informatif, ils contrôlent définitivement l’accès au public. Entre autres défis, le journalisme du futur devra donc trouver un équilibre entre une pluralité de voix bénéfique à la profession et le risque de dérives liées à la désinformation.
La technologie au service du journalisme ?

Journaliste indépendant
Paris Match, Marie Claire,
C Foot, etc.
Les évolutions technologiques sont également au service d’une presse en pleine révolution. Parmi elles, les drones font figure d’exemple parfait. Ces appareils, du fait de leur petite taille et de leur grande maniabilité, « facilitent le travail journalistique, le travail d’enquête et d’autres » explique Lise Loumé. Mais ceux-ci peuvent aussi être utilisés à mauvais escient, comme lorsqu’ils sont déployés pour surveiller et traquer les habitants d’états totalitaires. D’autres innovations technologiques pourront servir (ou desservir) le métier : des robots journalistes pour vérifier les informations et les rédiger en un clin d’œil, des expériences de réalité virtuelle pour envoyer les « lecteurs » en totale immersion dans un reportage, des logiciels pour compiler les données et prédire de futurs évènements. Pour Jérome Longué, « rien n’est exclu, la technique change très vite et modifie la donne ». Un discours à l’inverse de celui d’Anthony Laurent : « Il est fort possible aussi que dans cent ans, tout ce qu’on nous montre comme évolution techno, tout ça sera du bullshit. Cette hyper numérisation du monde ne pourra jamais être en accord avec les problèmes environnementaux ».
Dans les témoignages récoltés, une notion semble persister : celle d’un journalisme collectif, entre pairs et avec les lecteurs. « Ce que j’aimerais dans le journalisme du futur, c’est qu’on soit dans un autre modèle économique. Je souhaite quelque part un énorme changement du système. Je crois en un journalisme citoyen, qu’on soit tous vecteurs d’actu » nous confie Lise Loumé. Avancer vers des médias plus horizontaux où journalistes et lecteurs collaborent vers une information plus juste et indépendante est une solution souhaitable pour la profession. Dans un contexte politique sous tension, le journalisme fait face à une période charnière de son histoire. Va-t-il se plier entièrement aux pressions financières et à une logique néolibérale ? Ou va-t-il réussir à innover et entamer un renouveau ? Une chose est sûre, le futur du journalisme sera collectif, ou ne sera pas.
Mélissande Bry et Antoine Duval
Les sources et documents utilisés lors de la rédaction de cette enquête sont disponibles ici.